Ne pouvant pas jouir pendant 5
jours d’un temps radieux, et me trouvant, je le rappelle, dans la ville de la
pluie, il fallait bien que le ciel me tombe sur la tête pour reprendre les
termes de nos illustres ancêtres gaulois. C’est donc une pluie fine qui s’abat
(enfin) sur Bergen. Pris d’une certaine mélancolie et passant devant une
librairie qui possède de la littérature française, j’y entre pour assouvir ma
curiosité. Le choix est bien évidemment restreint mais une œuvre attire tout de
suite mon attention « Les paradis
artificiels » de Baudelaire.
Le port de Bergen sous la pluie |
J’acquiers l’ouvrage de 300 pages
pour la somme de 10€ (alors que le montant au dos indique 3.10€). Face à mon
regard incrédule à l’annonce du prix, le vendeur, très sympathique, me
dit : « Baudelaire est toujours un bon investissement » (en
anglais bien sûr). Et malgré le prix, je ne peux qu’acquiescer. Me voilà donc
en possession des Paradis Artificiels, cherchant un refuge pour m’adonner à la
lecture du bouquin et me protéger de la pluie. L’avant-veille, lors de mon
rapide tour de la ville, j’avais remarqué un petit café accueillant sur les
pentes de la montagne où monte le funiculaire. Je décide donc de m’y rendre. Le
café se prénomme Det Lille Kaffekompaniet et se situe au 2 rue Nedre
Fjellsmauet.
La rue du café |
L’endroit est minuscule, 15
personnes maximum peuvent s’y assoir. Ce dernier semble pourtant être le refuge
des étudiants, venant ici travailler sur leur ordinateur, écrire une petite
dissertation, tout en buvant un café fraichement préparé. Quelques tables sont
installées dans la rue, permettant un léger élargissement de la clientèle,
quand le temps le permet, donc plutôt exceptionnellement. N’étant pas un grand
adepte de café, je prends pour ma part un blackberry tea pour la somme de 5€
tout de même.
Moi, mon thé, mon bouquin |
Une fois installé au comptoir
donnant sur la rue (décidemment c’est mon spot), je peux entamer Les Paradis
Artificiels, délaissant ainsi ma lecture actuelle d’Alamut, grand chef d’œuvre
de la littérature international. Mais nous verrons plus tard que, contre toute
attente, les deux œuvres sont en réalité, en certains points connectées. Tout
le monde sait que les poètes du XIXème siècle, et même une grande partie des
artistes de l’époque, étaient de grands consommateurs de substances, désormais
illicites. Opium et hachisch étaient les maitres de la création artistique. Rimbaud,
Verlaine, Baudelaire, Cocteau, Michaux et j’en passe, tous avaient recours aux
drogues béatifiques, ces substances prometteuses de chimères, donnant accès à
un paradis intellectuel aux jouissances fantasmagoriques, et créatrices
d’orgueils démesurés.
Les Paradis Artificiels, pour
revenir à l’œuvre qui nous intéresse, est composée de deux parties, ainsi que
d’une préface nommée « Drogue et Poésie », forte intéressante et très
bien écrite par Jean-Luc Steinmetz. La première partie des Paradis Artificiels
est intitulée « le poème du hachisch » (en prose) qui expose et
démocratise les effets de cette drogue sur le corps humain. La seconde partie
quant à elle est une traduction arrangée, une recomposition dira-t-on, des
« Confessions d’un opiomane anglais » de Thomas De Quincy. Il faut
savoir qu’en 1860, lorsque Baudelaire publie Les Paradis Artificiels,
l’expérience du hachisch n’a guère été pour lui qu’une expérience passagère,
quand l’opium, au contraire, accompagne depuis longtemps le traitement de ses
souffrances, ce dernier étant atteint de syphilis. Le livre fut jugé
extravagant et immoral lors de sa publication mais on aurait tort pourtant d’y
lire une apologie de la drogue et l’adjectif « artificiels » a ici sa
pleine valeur de dénigrement.
Je juge les tabous sur le sujet
complétement dépassés, surtout dans un monde où la démocratisation du hachisch
se développe de jour en jour. M’étant moi-même adonné, avec assiduité, au
plaisir contemplatif et égoïste du hachisch pendant ces deux dernières années,
l’œuvre m’a directement intéressé. Alors bien sûr, le hachisch qu’ingurgitaient
les artistes de l’époque n’a rien à voir avec ce que l’on peut fumer
aujourd’hui. Ces derniers prenaient une confiture verte, fortement concentrée
THC, qu’ils infusaient la plupart du temps dans un liquide de leur choix (thé,
café, eau chaude…). Les effets décrits par Baudelaire dans son poème du
hachisch sont donc considérablement plus marqués que ceux que l’on pourrait
ressentir en fumant, même énormément ! Cependant, toute personne ayant
expérimenté le terreau haschischin, pourra y trouver de profondes similitudes.
On lira donc des phrases aussi belles que précises comme :
« L’œil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément
de beauté qui lui manque pour qu’elle soit vraiment digne de plaire »
« Il confond complètement le rêve avec l’action, et son imagination
s’échauffant de plus en plus devant le spectacle enchanteur de sa propre nature
corrigée et idéalisée, substituant cette image fascinatrice de lui-même à son
réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter
son apothéose en ces termes nets et simples, qui contiennent pour lui tout un
monde d’abominables jouissances : Je suis le plus vertueux de tous les
hommes »
« Le hachisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et
en même temps un sentiment très vif des circonstances et des milieux »
« Les sens deviennent d’une finesse et d’une acuité extraordinaires. Les
yeux percent l’infini. L’oreille perçoit les sons les plus insaisissables au
milieu des bruits les plus aigus »
« L’éternité a duré une minute. Un autre courant d’idées vous
emporte ; il vous emportera pendant une minute dans son tourbillon vivant,
et cette minute sera encore une éternité »
« Se produisant tout un monde d’inspirations, une procession magnifique
et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques »
Revenons maintenant sur le lien
qui unit Les Paradis Artificiels à Alamut. Alamut est un roman slovène de
Vladimir Bartol qui nous narre, au XIème siècle, l’ascension de deux personnages au sein d’une
secte religieuse ismaélite (dérivée des chiites) basée dans la forteresse
d’Alamut. Cette forteresse, située en Iran, était la résidence d’une société
secrète dont le premier grand leader fut Hassan Ibn Al-Sabbah. Des sources
contestables nous informent qu’elle possédait des jardins luxuriants aux
allures de paradis terrestres. Hassan Ibn Al-Sabbah était surnommé « Le
Vieux de la Montagne » et ce Vieux de la Montagne, Baudelaire y fait
référence dans son ouvrage, car la légende veut, qu’Hassan Ibn Al-Sabbah
utilisait du hachisch pour droguer ses disciples. Une fois drogués, il les
emmenait dans ses jardins, leur faisant croire qu’ils étaient momentanément au
paradis. De cette manière, il leur faisait relativiser l’importance de la vie
terrestre et pouvait donc les utiliser à des fins meurtrières. Le mot assassin
découlerait même d’hachischin qui désignait entre autre cette ancienne secte
chiite.
Je finirai donc l’exposé de mon
voyage dans les fjords norvégiens, que ce dernier article n’aborde presque pas
je vous le concède, par un poème que j’ai écrit sur le hachisch :
Le hachisch rend les esprits
pusillanimes
L’écriture, quant à elle, les
anime
Ne vous enfermez pas dans la
béatitude
Vous n’en tirerez aucune
certitude
Le hachisch vous fait prendre de
l’altitude
Et donne au réel une tout autre
amplitude
Vous plongez dans une apathie
souveraine
Eternel danger du jardin de
l’Eden
Le hachisch donne accès au
paradis intellectuel
Jetant votre personnalité aux
quatre vents du ciel
Mais rassemblez vos idées et vos
épiphanies
Et libérez-vous des sirènes de
l’infini
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