dimanche 4 octobre 2015

Skyfall



Ne pouvant pas jouir pendant 5 jours d’un temps radieux, et me trouvant, je le rappelle, dans la ville de la pluie, il fallait bien que le ciel me tombe sur la tête pour reprendre les termes de nos illustres ancêtres gaulois. C’est donc une pluie fine qui s’abat (enfin) sur Bergen. Pris d’une certaine mélancolie et passant devant une librairie qui possède de la littérature française, j’y entre pour assouvir ma curiosité. Le choix est bien évidemment restreint mais une œuvre attire tout de suite mon attention « Les paradis artificiels » de Baudelaire. 

Le port de Bergen sous la pluie
 
J’acquiers l’ouvrage de 300 pages pour la somme de 10€ (alors que le montant au dos indique 3.10€). Face à mon regard incrédule à l’annonce du prix, le vendeur, très sympathique, me dit : « Baudelaire est toujours un bon investissement » (en anglais bien sûr). Et malgré le prix, je ne peux qu’acquiescer. Me voilà donc en possession des Paradis Artificiels, cherchant un refuge pour m’adonner à la lecture du bouquin et me protéger de la pluie. L’avant-veille, lors de mon rapide tour de la ville, j’avais remarqué un petit café accueillant sur les pentes de la montagne où monte le funiculaire. Je décide donc de m’y rendre. Le café se prénomme Det Lille Kaffekompaniet et se situe au 2 rue Nedre Fjellsmauet. 


La rue du café

L’endroit est minuscule, 15 personnes maximum peuvent s’y assoir. Ce dernier semble pourtant être le refuge des étudiants, venant ici travailler sur leur ordinateur, écrire une petite dissertation, tout en buvant un café fraichement préparé. Quelques tables sont installées dans la rue, permettant un léger élargissement de la clientèle, quand le temps le permet, donc plutôt exceptionnellement. N’étant pas un grand adepte de café, je prends pour ma part un blackberry tea pour la somme de 5€ tout de même.


Moi, mon thé, mon bouquin

Une fois installé au comptoir donnant sur la rue (décidemment c’est mon spot), je peux entamer Les Paradis Artificiels, délaissant ainsi ma lecture actuelle d’Alamut, grand chef d’œuvre de la littérature international. Mais nous verrons plus tard que, contre toute attente, les deux œuvres sont en réalité, en certains points connectées. Tout le monde sait que les poètes du XIXème siècle, et même une grande partie des artistes de l’époque, étaient de grands consommateurs de substances, désormais illicites. Opium et hachisch étaient les maitres de la création artistique. Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Cocteau, Michaux et j’en passe, tous avaient recours aux drogues béatifiques, ces substances prometteuses de chimères, donnant accès à un paradis intellectuel aux jouissances fantasmagoriques, et créatrices d’orgueils démesurés.

Les Paradis Artificiels, pour revenir à l’œuvre qui nous intéresse, est composée de deux parties, ainsi que d’une préface nommée « Drogue et Poésie », forte intéressante et très bien écrite par Jean-Luc Steinmetz. La première partie des Paradis Artificiels est intitulée « le poème du hachisch » (en prose) qui expose et démocratise les effets de cette drogue sur le corps humain. La seconde partie quant à elle est une traduction arrangée, une recomposition dira-t-on, des « Confessions d’un opiomane anglais » de Thomas De Quincy. Il faut savoir qu’en 1860, lorsque Baudelaire publie Les Paradis Artificiels, l’expérience du hachisch n’a guère été pour lui qu’une expérience passagère, quand l’opium, au contraire, accompagne depuis longtemps le traitement de ses souffrances, ce dernier étant atteint de syphilis. Le livre fut jugé extravagant et immoral lors de sa publication mais on aurait tort pourtant d’y lire une apologie de la drogue et l’adjectif « artificiels » a ici sa pleine valeur de dénigrement.

Je juge les tabous sur le sujet complétement dépassés, surtout dans un monde où la démocratisation du hachisch se développe de jour en jour. M’étant moi-même adonné, avec assiduité, au plaisir contemplatif et égoïste du hachisch pendant ces deux dernières années, l’œuvre m’a directement intéressé. Alors bien sûr, le hachisch qu’ingurgitaient les artistes de l’époque n’a rien à voir avec ce que l’on peut fumer aujourd’hui. Ces derniers prenaient une confiture verte, fortement concentrée THC, qu’ils infusaient la plupart du temps dans un liquide de leur choix (thé, café, eau chaude…). Les effets décrits par Baudelaire dans son poème du hachisch sont donc considérablement plus marqués que ceux que l’on pourrait ressentir en fumant, même énormément ! Cependant, toute personne ayant expérimenté le terreau haschischin, pourra y trouver de profondes similitudes. On lira donc des phrases aussi belles que précises comme : 

« L’œil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément de beauté qui lui manque pour qu’elle soit vraiment digne de plaire » 

« Il confond complètement le rêve avec l’action, et son imagination s’échauffant de plus en plus devant le spectacle enchanteur de sa propre nature corrigée et idéalisée, substituant cette image fascinatrice de lui-même à son réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter son apothéose en ces termes nets et simples, qui contiennent pour lui tout un monde d’abominables jouissances : Je suis le plus vertueux de tous les hommes »

« Le hachisch causant dans l’homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très vif des circonstances et des milieux »

« Les sens deviennent d’une finesse et d’une acuité extraordinaires. Les yeux percent l’infini. L’oreille perçoit les sons les plus insaisissables au milieu des bruits les plus aigus »

« L’éternité a duré une minute. Un autre courant d’idées vous emporte ; il vous emportera pendant une minute dans son tourbillon vivant, et cette minute sera encore une éternité »

« Se produisant tout un monde d’inspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques »

Revenons maintenant sur le lien qui unit Les Paradis Artificiels à Alamut. Alamut est un roman slovène de Vladimir Bartol qui nous narre, au XIème siècle, l’ascension de deux personnages au sein d’une secte religieuse ismaélite (dérivée des chiites) basée dans la forteresse d’Alamut. Cette forteresse, située en Iran, était la résidence d’une société secrète dont le premier grand leader fut Hassan Ibn Al-Sabbah. Des sources contestables nous informent qu’elle possédait des jardins luxuriants aux allures de paradis terrestres. Hassan Ibn Al-Sabbah était surnommé « Le Vieux de la Montagne » et ce Vieux de la Montagne, Baudelaire y fait référence dans son ouvrage, car la légende veut, qu’Hassan Ibn Al-Sabbah utilisait du hachisch pour droguer ses disciples. Une fois drogués, il les emmenait dans ses jardins, leur faisant croire qu’ils étaient momentanément au paradis. De cette manière, il leur faisait relativiser l’importance de la vie terrestre et pouvait donc les utiliser à des fins meurtrières. Le mot assassin découlerait même d’hachischin qui désignait entre autre cette ancienne secte chiite.

Je finirai donc l’exposé de mon voyage dans les fjords norvégiens, que ce dernier article n’aborde presque pas je vous le concède, par un poème que j’ai écrit sur le hachisch :


Le hachisch rend les esprits pusillanimes
L’écriture, quant à elle, les anime
Ne vous enfermez pas dans la béatitude
Vous n’en tirerez aucune certitude

Le hachisch vous fait prendre de l’altitude
Et donne au réel une tout autre amplitude
Vous plongez dans une apathie souveraine
Eternel danger du jardin de l’Eden

Le hachisch donne accès au paradis intellectuel
Jetant votre personnalité aux quatre vents du ciel
Mais rassemblez vos idées et vos épiphanies
Et libérez-vous des sirènes de l’infini


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